mercredi 14 septembre 2016

Le plus et le moins d'Erri De Luca

    "Aujourd'hui, je sais que  le voyage est un mot noble et se réfère
seulement à ceux qui le fond à pied. Nos billets d'aller-retour vers des lieux plus ou moins éloignés doivent être appelés des déplacements. Le voyage est un chemin sans billetterie ni date de retour. Les migrateurs voyagent, eux qui traversent à pied l'Afrique et l'Asie, pour enlever leur bagage de leur dos face à la Méditerranée."

    Trente-sept chapitres, trente-sept instants surgis de la mémoire de l'auteur en ordre dispersé. Un pêle-mêle de récits de longueurs inégales, sans chronologie, juste là pour raconter certains moments qui ont marqué sa vie et influencé son oeuvre, parce que chez Erri De Luca les deux sont intimement liées.
    Bien sûr il rend hommage à ses racines napolitaines, à ses parents qui sont morts dans ses bras, à sa grand-mère qui mijotait le "ragu" comme personne et qu'il dégustait religieusement, il évoque les séismes et les fantômes, les vacances à Ischia. En 1968, il quitte le confort de la maison familiale, se frotte à la liberté, participe aux combats, au travail en usine, aux luttes sociales, s'expatrie à Paris ... Il nous parle de ses premiers émois, des femmes qu'il a aimées, de sa passion pour l'escalade en solitaire, de son amour des livres, en particulier de la Bible indispensable au lecteur athée qu'il prétend être, de la liberté essentielle à ses yeux que la nature lui offre sans qu'il perde pour autant son sens de la fraternité et du partage avec ceux qu'il rencontre.
    En un mot, il nous expose ici une grande partie des fondamentaux qui ont façonné sa vie et son oeuvre : des  évocations discrètes cachées entre les lignes que ses lecteurs assidus et attentifs n'auront aucun mal à débusquer.

    Titre original :IL PIÛ E IL MENO 2015
     Editions Gallimard 2016 Traduit de l'italien par Danièle Valin (195 pages-14,50€ )

dimanche 11 septembre 2016

Je suis en vie et tu ne m'entends pas de Daniel Arsand

    " L'un des toits s'était effondré. En novembre 1945, la gare de Leipzig exposait les ravages causés par la guerre. Là, devant lui, Klaus Hirschkuh, vingt-trois ans, devant lui et autour de lui, droite, gauche, ciel et terre, et peut-être à l'infini, dans sa mire et au-delà, en somme partout, s'étalaient et s'entassaient les ruines d'une ville à plus de la moitié détruite. Il y avait vécu son enfance et son adolescence, il y avait aimé Heinz Verner, on l'y avait torturé, d'où il avait été arraché à dix-neuf ans, c'était jadis, dans un passé impassible et peut-être rêvé..."

    Après quatre années de détention à Buchenwald, l'ombre de Klaus, est de retour à Leipzig. Bien que dépouillé de son pyjama rayé au triangle rose, marque apparente de son infamie, il porte le fardeau muet des mots, des actes subis, arrière-plan ineffaçable de son quotidien.
    Sa priorité, retrouver au milieu des décombres son immeuble, s'assurer que ses parents et son frère sont toujours vivants, se réfugier dans l'appartement familial pour oublier et s'y reconstruire. Quatre années sans donner de nouvelles, il sait qu'il n'est pas attendu et rêve d'un retour accueillant. La porte du 23 qui l'intimide, la mère qui doit être seule, le père et le frère au travail, le silence difficile à combler par des mots qui ne savent pas quoi dire après une pauvre émotion retenue. Et les griefs qui ne passent pas les lèvres, le désir de ne pas savoir, la honte tout simplement.

    "...ce qui était survenu avait été inévitable. Il avait causé son propre malheur, et le leur. Mais on s'en était remis, il y avait plus grave, certains jours, qu'un fils disparu, emprisonné. Pourquoi en savoir plus ? Avant-guerre, au début de la guerre, il les avait en quelque sorte déclassés par ses moeurs (d'eux, les gens normaux, disait-on qu'ils avaient des moeurs ? Ils couchaient, ils aimaient, ils se mariaient, ils engendraient surtout, mais ils n'avaient pas de moeurs), il les avaient rendus douteux à eux-mêmes, à une société tout entière. Comment pardonner ? "

    Lui qui était rentré pour ne pas sombrer, se retrouve confronté au silence d'une mère soucieuse du qu'en-dira-t-on, à la bonté imprévisible d'un père qui n'ose s'exprimer, à l'agressivité du frère aîné qui l'a toujours détesté. Echapper à son passé qui ne cesse de hurler à ses oreilles les insultes qu'il voudrait ne plus entendre, oublier les agressions sexuelles y compris celles de ses codétenus, ne plus être une ombre et recommencer à vivre. Il est conscient que le chemin va être difficile parce qu'entaché par le ressentiment des siens qui n'ont jamais accepté sa différence. Il quittera sa famille, retrouvera du travail et finira par s'expatrier en France. Un jour viendra où il pourra recommencer à aimer et plus tard, l'âge venant, il aura le courage de se rebeller contre une homophobie qui a décidément la vie dure !
     L'auteur invente une écriture qui n'épargne pas le lecteur où le passé et le présent sont intimement imbriqués, où les mots deviennent des cris de souffrance et de révolte, des mots parfois d'une nécessaire crudité qui renforce l'impact et l'horreur des atrocités qu'elle décrit. Une écriture haletante qui s'assagit quand elle accompagne l'homme qui se cherche et se construit. Un roman qui se revendique témoignage à la mémoire des déportés pour homosexualité.


    Editions Actes Sud 2016 (268 pages- 20€)

vendredi 2 septembre 2016

Vi de Kim Thuy

    C'est dans ses origines que l'auteur puise les thèmes récurrents de ses romans qui peuvent certes être lus séparément même s'il me semble dommageable de ne pas en respecter la chronologie.
    Elle naît à Saïgon en 1968 en pleine guerre du Vietnam alors que le dix-septième parallèle sépare déjà le Nord et le Sud. Elle a dix ans quand sa famille pour fuir le régime communiste émigre au Canada.

    "Ru" son premier roman relate leur traversée sur un bateau de fortune. Comme tant d'autres boat-people, elle va vivre l'enfer d'un voyage dangereux dans la promiscuité et la saleté. Après un séjour interminable dans un camp de réfugiés en Malaisie, la famille débarque enfin au Québec. Une enfance discrète, des études à Montréal, des petits boulots, des voyages, des rencontres, le désir de se consacrer à l'écriture aboutissent à la publication de "Ru" en 2010 salué par un immédiat et franc succès tant au Canada qu'en France.

    "Man" son second roman paraît en 2013. Man épouse un restaurateur d'origine vietnamienne exilé au Québec. Grâce aux souvenirs de son enfance, par les plats qu'elle cuisine, elle réinvente son pays. Ce récit est aussi un vibrant hommage rendu à ses "trois mères" : celle qui l'a fait naître, celle qui l'a allaitée et celle qui l'a élevée, les trois femmes qui ont contribué à donner à une adulte soumise le désir farouche de prendre son destin en main.

    "Vi" j'y arrive enfin, comme Kim Thuy par des chemins détournés.

    " ... je voulais raconter l'histoire particulière d'un couple, mais pour qu'on les comprenne, il fallait que je raconte d'où venaient Vi, ses parents, puis ses grands-parents ... et finalement ça a pris tout le livre. Je suis comme ça moi, les histoires que je veux raconter ne se racontent pas, ou seulement oralement aux gens qui sont autour !" (1)


    Quand le père de Vi vient au monde alors que le Vietnam s'appelle encore l'Indochine son avenir  ne semble faire aucun doute : la famille Lê Van An possède un grand domaine, d'immenses terres, une vaste demeure, une trentaine de domestiques pour la servir. L'Histoire va rapidement se charger de transformer un destin princier en cauchemar et contraindre la famille à l'exil.
    Pour Vi, l'exil c'est le dépaysement radical, la nécessité de trouver un équilibre entre la tradition vietnamienne riche et omniprésente et les moeurs du Québec beaucoup plus libres. Se construire une identité, faire de sa double culture un atout supplémentaire, devenir une femme responsable capable de s'assumer, en mot vivre enrichie de ce que son nouveau pays lui a donné.
    Par son travail, elle aura l'occasion de retourner au Vietnam où elle rencontrera Vincent, l'ingénieur français qui vit à Hanoï et lui fera découvrir la beauté de son pays perdu.

    " Je dirais plutôt la richesse de l'exil et d'avoir deux cultures. Je ne serais pas celle sue je suis sans cela. Mon objectif est d'écrire la beauté, j'écris juste pour ça.Je veux montrer que parfois, quand on est né quelque part, on ne réalise pas comment c'est beau." (1)






    Son écriture a fait l'unanimité : langue sensuelle, égale sans haine ni ressentiment, parfois poétique et parfois avec une pointe d'humour discret. J'ajouterai qu'elle n'a pas son pareil pour évoquer les échecs avec une force tranquille et une infinie pudeur qui subliment le quotidien.
    Une écriture lissée où "pas un cheveu ne dépasse"! En refermant le livre, le mot "zénitude" me vient à l'esprit !

    Editions Liana Levi 2016 (138 pages - 14,50 €)
    (1) citations tirées de son interview accordée à Josée Lapointe.