vendredi 30 mai 2014

Un bon fils de Pascal Bruckner


    Ne vous fiez pas à la photo de la jaquette, image du bonheur simple d'un père avec son enfant ! Pourquoi l'auteur l'a-t-il choisie alors qu'elle est en totale contradiction avec les premières lignes du prologue ?
    "Mon Dieu, je vous laisse le choix de l'accident, faites que mon père se tue."
     A dix ans, c'était ainsi qu'il terminait sa prière du soir et c'est avec la même prière que cinquante-six ans plus tard il commence son récit.
     En 2012, après la mort de son père, la réalisation de son projet autobiographique lui paraît non seulement possible mais d'une évidente nécessité : récit, certes familial, mais aussi témoignage d'une forme de collaboration qui a perduré la guerre terminée.

    Une première partie intitulée : "Le détestable et le merveilleux" laisse pressentir un parcours difficile et houleux.
    A un an et demi, atteint de tuberculose, Pascal part en Autriche pour y être soigné. Pendant ce séjour de plusieurs années il vit "des moments enchanteurs", découvre la beauté alpine et la vie en groupe propice à l'apprentissage d'une relative liberté.
    A dix ans guéri, de retour chez ses parents à Lyon  il est directement confronté à la violence de son père antisémite, raciste qui ne fait pas mystère de son admiration pour Hitler et l'Allemagne nazie. Imprévisible, transformant le moindre incident en ouragan, il n'est pas rare que la scène dégénère en pugilat sous le regard atterré de l'enfant impuissant à protéger sa mère.
    Il n'échappe pas aux colères paternelles : cris, hurlements, injures suivis de claques, de torgnoles et coups de pied, scénario bien rôdé qui lui fait demander grâce. Humiliante réaction qu'il ne peut réfréner quand il voit passer dans les yeux de son père déchaîné "un éclair meurtrier." 

    "L'échappée belle", titre prometteur pour la deuxième partie où l'adolescent en révolte, continue de s'opposer à son père en prenant le contre-pied des convictions qu'il professe. Convictions qu'il récuse puisqu'elles lui font horreur et ne lui inspirent que dégoût. A quatorze ans , il se sent déjà piégé.

  "Comment sortir de l'enfance ? Par la révolte et la fuite, mais surtout par l'attraction : en multipliant les passions qui vous jettent dans le monde. La liberté, c'est d'additionner les dépendances, la servitude, d'être limité à soi. Je me suis allégé de ma famille en m'alourdissant d'autres liens qui m'ont enrichi." 
    Il écrit, découvre la littérature, s'ouvre à la musique, brave les interdits et quand il débarque à Paris l'échappée sera belle : Il rencontre Alain Finkielkraut son "jumeau" en littérature, s'implique dans les événements de mai 68, entre en  politique, fréquente "les grands éveilleurs" les écrivains et les philosophes. A 37 ans il part enseigner à l'Université de Californie.
 
     "Pour solde de tout compte" dernière partie d'une histoire qui ne peut se terminer qu'avec la disparition des parents de l'auteur. En 1999, ce mari pervers jusqu'à la cruauté, accompagnera les derniers jours de sa femme avec dévouement. Le fils continuera de visiter son père dans l'appartement devenu un véritable taudis, à l'hôpital où il finira ses jours et où jusqu'à son dernier souffle il continuera de ressasser ses obsessions belliqueuses. "Même impotent, il restait imbuvable et fier. Aucune sagesse chez lui face à la mort qui approchait." Son attitude intransigeante empêchera toute velléité de rapprochement et de pardon.

    Ce récit  n'est pas un cri de haine mais, pour l'auteur, l'occasion de se réjouir d'avoir pu échapper aux convictions qui l'ont toujours horrifié, d'avoir trouvé la force de résister, de s'émanciper et de se construire par lui-même.

    "Je n'ai qu'une certitude : mon père m'a permis de penser mieux en pensant contre lui. Je suis sa défaite : c'est le plus beau cadeau qu'il  m'ait fait."

   Le livre frappe par sa densité, par l'absence d'esprit revanchard et par la sincérité d'un parcours initiatique qui conduit l'auteur à la liberté de penser, de lire et d'écrire en dépit d'un père qui a échoué à le façonner à son image.

    Editions Grasset et Fasquelle, 2014, 264 pages, 18€.

   



                                                                                                                                                                                                                                                          

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              






   



 

jeudi 8 mai 2014

Comment j'ai mangé mon estomac de Jacques A. Bertrand

 L'auteur aime les titres insolites et provocateurs :
     L'Angleterre ferme à cinq heures (2003)
    J'aime pas les autres (2007)
    Les sales bêtes (2008)
    Les autres c'est rien que des sales types (2009)
    Comment j'ai mangé mon estomac (2014) le titre de sa dernière parution ne fait pas exception à la règle !
 
    En une centaine de pages alertes et réjouissantes, il nous conte les péripéties de son aventure en milieu hospitalier : la confrontation avec le corps médical, le service des cancéreux, les traitements plus ou moins bien supportés, le malade qui perd son identité pour ne plus être qu'un cas, un cancer parmi tant d'autres, où tout simplement un estomac.
    Il y avait eu d'abord le cancer du sein d'Héloïse, sa compagne, qui s'était "absentée" après son opération.
 
 "Je revenais de loin aussi, me semblait-il. Héloïse revenait d'encore plus loin, pas tout à fait du même côté des choses ? Cinq jours dans le coma. [...] Mais elle avait le sentiment d'avoir fait un bien grand voyage, bien étrange..."
 
    Une répétition générale en quelque sorte et c'est lui, Anatole Berthaud qui va prendre le relai et devoir gérer la bonne blague que lui joue son estomac. Peu à peu les événements s'accélèrent, l'auteur perd le contrôle de la situation, garde malgré tout son sens de l'humour et, suprême pudeur, tourne en dérision son mal-être pour cacher son angoisse. Et quelle maestria pour évoquer certaines trivialités corporelles et faire oublier les nombreux "désagréments" qui ont émaillé son calvaire !
    Ce texte pudique, discret, qui aurait pu n'être qu'un long lamento devient sous la plume de l'auteur un roman époustouflant d'élégance et d'humour et la preuve indubitable que l'on peut rire de soi jusque dans les pires circonstances.

    "Il restera toujours les dîners au clair de lune, les soirs de fin d'été."

    Dans un sens, la maladie lui a envoyé un bon sujet de livre. Entrer en bagarre, c'est toute la chance d'être écrivain et de remettre les choses à leur vraie place. C'est ce qu'il prétend, comme s'il voulait s'excuser d'avoir écrit ce livre !

    Editions Julliard 2014 (111 pages)

    Jacques A. Bertrand est né en 1946 à Annonay en Ardèche.
  • Le pas du loup (1995)
  • Le sage a dit (1997)
  • Rappelez-moi votre nom (2004)
  • La course du chevau-léger (2006)
  • Dictionnaire des Papous dans la tête (2007)