vendredi 30 août 2013

La classe de rhéto d'Antoine Compagnon

"On a beau croire qu'une vie est déjà écrite, l'écriture dérouille les souvenirs les plus refoulés."

    Eté 1965, l'auteur a 15 ans. Il quitte Washington pour entrer au Prytanée militaire de La Flèche. Après le décès de sa femme en 1964, son père le général Jean Compagnon attaché militaire en Allemagne, inscrit ses enfants en internat provoquant ainsi l'éclatement de la cellule familiale.
    Changement radical pour l'auteur qui, sans transition, passe d'un collège libéral américain à une institution militaire où discipline et obéissance sont les maîtres mots.

    Propulsé dans ce "bahut", au milieu d'Anciens qui sont là depuis des années - certains y sont entrés à dix ans - l'adaptation, compliquée d'un bizutage pour les nouveaux, s'avère difficile et démoralisante.  Le face-à-face avec les gradés est souvent tendu à l'extrême. Le règlement ne souffre pas la contestation et les initiatives personnelles.

    "En quelques mois, j'avais perdu l'usage du monde, le sens des choses de la vie. Le bahut était une société à part, un univers en soi, qui s'emparait de vous, vous happait, et auprès duquel l'autre monde perdait toute raison d'être au point que vous ne vous y sentiez plus à votre place."

    "Au bahut, on était au bout du monde, enfermé, isolé, sans contact avec le dehors..." Facile dans ce contexte de conditionner des enfants et des ados qui n'avaient pas toujours choisi d'être là. Encadrés par des sous-officiers plus ou moins perturbés par ce qu'ils avaient vécu en Indochine et en Algérie, semblables sous l'uniforme, ils étaient tous les victimes potentielles d'une discipline qui devait niveler les personnalités.
     
    "... La décision de rejoindre la communauté des fortes têtes, j'en suis convaincu, me sauva pourtant la vie...". Seule échappatoire où solidarité et camaraderie donnaient le courage de résister, où amitié n'était pas un vain mot !
    Mais ce n'était pas suffisant ; "si certains, les plus coriaces, avaient survécu à l'ordre serré, aux rassemblements, aux consignes, aux commandements, c'était grâce à une marotte secrète, un amour clandestin, une manie plus forte que le règlement."
    Bien que la lecture soit "jugée aussi dangereuse qu'une drogue par ses supérieurs" les livres ont accompagné l'auteur tout au long de ses quatre années, fenêtres ouvertes sur le monde dont il était exclu.

    Mai 68 n'avait pas apporté de changement au fonctionnement de l'institution. Avec le temps, les choses ont fini par évoluer et changer. Mais au bout de combien d'années ?
    En 2010, le Prytanée invite l'auteur à présider la fête de la Trime. Replongé dans un vécu dont il ne sait jamais totalement remis, s'impose à lui l'envie de raconter cette année en classe de rhéto pour régler définitivement ses comptes avec le passé ?

    Editions Gallimard 2012 (329pages)

Impossible de ne pas penser à l'Année de l'éveil (Editions P.O.L.) En 1989 Charles Juliet y relate une expérience identique, encore plus dévastatrice. En 1945, à dix ans il entre à l'Ecole des enfants de troupe à Aix où une discipline de fer ne laisse aucune chance aux élèves d'en sortir sans séquelles. Il mettra des années pour se reconstruire et devenir l'écrivain reconnu qu'il est désormais.

    Antoine Compagnon : né en 1950 grandit à Londres, Bruxelles et Washington.
En 1965, il entre au Prytanée militaire. Fils et petit-fils de militaires il choisira pourtant L'Ecole Polytechnique.Ingénieur il s'orientera très vite vers la littérature.
Il est nommé à La Sorbonne en 1994 puis au Collège de France en 2006.
Un été avec Montaigne (Editions des Equateurs) est sa dernières publication en 2013. 

«Dans "la Classe de rhéto" j’ai retrouvé une voix d’adolescent» - Libération 14/11/2012


Antoine Compagnon - Librairie La Procure

jeudi 1 août 2013

Poisons de Dieu, remèdes du Diable de Mia Couto.

    C'est un livre bavard, un dialogue permanent, un festival de mots écrit dans un langage imagé et savoureux, l'histoire d'une agonie en chambre close.
    Bartolomeu, ancien mécanicien sur un bateau, irascible en diable, ne va pas tarder à se "définitiver". Sa femme Dona Munda supporte ses humeurs et ses exigences persuadée qu'il est "désarrivé" à sa fin. "Dans  Vila Cacimba, on la connaît comme semi-veuve ... on anticipe le désévénement".
    Sidonio Rosa l'étrange médecin portugais qui le soigne n'est pas là par hasard. Il espère, grâce à Bartolo et  Munda, ses parents, retrouver Deolinda cette Mozambiquienne qu'il a connue à Lisbonne lors d'un congrès médical et avec qui il a eu une aventure. Mais sa mère reste toujours évasive quand elle répond à ses questions : elle n'aurait pas terminé son stage, elle ne sait pas quand elle doit revenir ?
    Bien d'autres personnages habitent ce roman et viennent étoffer le tableau vivant et coloré de ce pays. Certes, l'auteur a du talent, il a aussi une parfaite connaissance de l'Afrique et du Mozambique en particulier. C'est là qu'il est né, de parents portugais, et c'est là qu'il vit. Les mots sont le sel de son écriture, l'émergence d'un bon sens populaire qui malgré les souffrances endurées laissent encore place au bonheur de vivre.
    "Peut-être est-ce l'épaisseur de ce ciel qui fait tant rêver le Cacimbais. Rêver est une façon de mentir à la vie, une vengeance contre un destin toujours tardif et rare."

    Editions Métailié 2013
    Venenos de Deus, remedios do diablo 2008, traduit du portugais (Mozambique)
    par Elisabeth Monteiro Rodriguès.